Je suis agent municipal à Montreuil (haut-lieu historique du supportariat Auteuil)
et j’ai publié deux livres consacrés à PSG*. La moitié des mains que je serre dans une journée appartiennent à des supporters parisiens. Plutôt des oldtimers, il est vrai.
Sourd en moi l’idée, aux confins de la superstition, qu’en pareilles exceptionnelles circonstances, pour un supporter digne il convient de se conduire, de vivre et de penser comme un joueur. Ne pas pré-jouer le match dans sa tête (et quand on l’a grosse, y’a de l’espace pour fantasmer et déconner plein tube !). Ne pas perdre enthousiasme, énergie et ferveur en les diluant en vain dans le vide. Les (p)réserver pour le match. Tout le match. Rien que le match. Ne jamais sortir du match. (Nuno, après ses chocs avec Dumfries, est « sorti de son match » pendant trois ou quatre minutes, qui furent parmi les pires de ma vie !).
Ne pas tirer de plan sur la comète, surtout l’année où cette garce semble s’être alignée ! Se refuser à composer l’équipe-type. Et à polémiquer avec les provocateurs marseillais.
(Les vannes sur les races et sur l’OM, c’était marrant au XXe siècle). Recourir, si vous vous sentez faible, comme en manque de sucre, à un bol de méchanceté typiquement parisienne : « Je comprends très bien qu’un Marseillais soit pour l’Inter. Moi, je suis contre toutes les équipes françaises en Coupe d’Europe ». Le plus souvent, ça clôt la discussion au soulagement général.
S’être résolu à découvrir les forces en présence au sortir des entrailles du stade que sont les vestiaires. Au moins, s’il y un absent pour blessure, pas le temps de gamberger ou de se réjouir idiotement. Oublier, effacer l’adversaire de nos mémoires. L’adversaire n’existe pas. Sinon il fait peur. Forcément. PSG a toujours perdu à cause de PSG. C’est cette arrogance-là qu’il faut cultiver. Sinon, c’est des coups à se réveiller en sueur avec en tête le visage rageur de Lautaro après un but. Ou le fils Thuram prenant toutes les ballons aériens en se curant les dents. Dumfries contrant Nuno.
S’extraire de la réalité à en ignorer rumeurs de blessures et ragots sur les négos de prolongation, déclics à polémiques chronophages comme la période du mercato. Fuir les discussions à plusieurs. Un peu con, on se retrouve toujours en train de parler trop et trop fort. Ne pas hésiter à sourire niaisement, comme si on était ému, trop concerné, trop trouillard pour la ramener. Un peu d’indulgence dessale les vieilles plaies.
Esquiver les demandes de pronostics. Les profanes comprennent vite, du moins respectent et croisent les doigts lorsque je leur dis que « ça porte malheur ». Les convertis zèlent et lancent des questions à la volée pour montrer qu’ils connaissent l’effectif. Certains poussent et me disent, « t’avais raison, Mbappé, il était toxique »… j’avoue que pour vider le trop-plein il m’est arrivé de saisir ces perches-là, qui présentent l’avantage de contourner la finale de la LDC. (Attention, danger néanmoins : à trop tourner autour du sujet Voldemort, en miroir de qui nos jeunots ont l’air si cool et si fresh, on peut glisser et se mettre à conjecturer… Barcola ou Doué pour débu… Stop. Fuite recommandée). Remplir les temps vides. Dieu qu’il y en a dans une existence de Parisien à quelques heures de l’épreuve suprême.
On en fait quoi d’une victoire
Et là, je m’en tiens au réel, aux contacts avec les autres, mais quand tu te retrouves seul, ça devient une autre limonade… Comment se dribbler ? Comment empêcher de monter une question cruciale, un doute légitime ? Surtout lorsqu’on a l’habitude depuis « tant d’années » de couper les cheveux en quatre, en huit, en seize à propos de PSG, ses joueurs, ses supporters, ses dirigeants. En marchant dans la ville encore ça va. J’ai toujours lu les murs. Élevé aux affiches, graffitis et panneaux d’informations. À l’observation des gens, de leurs attitudes, de leurs démarches et de leurs vêtements. À plusieurs reprises, pourtant pathologiquement ritualiste, je me suis surpris à changer d’itinéraire le matin pour aller charbonner. Il me fallait du reconditionné pour me changer l’air à l’intérieur.
Se postuler fébrile et choisir de subir la télé (j’ignorais à quel point c’était Z les Capitaine Marleau de Josée Dayan, Mocky à côté c’est David Lean) plutôt qu’affronter internet et les réseaux. La France étant encore un jeune pays de foot, avant les trois derniers jours, le sujet n’envahissait pas les écrans moyens de la télé. La presse écrite n’existant plus que sur les cellphones, pas de unes concernantes à redouter dans le métro ou au bistrot. Quand même et malgré tout, de temps en temps, ça monte sans prévenir. Si on gagne, j’écri… Rien. Y’a pas de si on gagne. T’écris rien ni avant ni après. Ni en note, ni en posts. Tu ne produis aucune idée. Tu proscris tout raisonnement. Tu bannis toute projection. Ne sors pas de ton match, connard.
Parce que si on perd, je sais faire. Les échecs s’expliquent. Ils ont ou non des conséquences. On s’en remet. Chez nous, c’est même constitutif. Dans ma génération, tu deviens supporter dans la défaite et te définis comme parisien contre le reste du monde. Ça ne tue pas une défaite, ça se légende. Ça attend seulement une exégèse. Même humiliante et emblématique au point d’entrer dans le dico. On anticipe son évocation, on a un arsenal d’arguments modulables pour parer et adoucir le coup. À force, la remontada est devenue pour moi une arme. Comme un chien de guerre se marque lui-même au fer rouge pour impressionner, c’est moi qui la lâche le premier quand ça débat virulent. Je la double comme un crochet au menton en missilant celle de La Corogne, largement aussi cruelle et désespérante.
Mais une victoire.
On en fait quoi d’une victoire en Ligue des Champions quand on est depuis « tant d’années » abonné à s’y faire rosser, légalement ou non (ce qui ne change absolument rien à l’impression physique éprouvée) ? J’en sais foutre rien. C’est comment d’être supporter d’une équipe dont l’esthétique complexe et complexée n’est plus la seule raison d’être ? D’une formation qui sait gagner ailleurs que dans sa Ligue 1 ? D’un collectif sans vrai 10 ? Inévitables remises en question dogmatiques : nous aimions d’autant plus les stars, les solistes, les créateurs, les génies (ad lib) qu’ils nous faisaient cicatriser ! Voudrait-ce dire que dans les années à venir nos talents scouts ne chercheront pas le prochain Neymar ou le nouveau Verratti voués à nous consoler ? Mazette.
Et puis, patatras ! L’avatar même pas redouté… Me défiant du soupçon de conflit d’intérêt, je me garde bien de soulever le sujet LDC-PSG en conférence de rédaction au Montreuillois. Sauf que de lui-même il s’impose ! Et croît ! L’idée, faire parler des Montreuillois supporters, emballe tout le monde. Jérome est (tout) désigné. Et dispo pour vitesse double v trouver une flopée de témoins cools. Ce soulagement quand il a accepté. À lui la patate chaude. Demander à chacun son… prono !
La double page est vraiment nice. Elle s’ouvre sur un Parisiano-Maradonien. Manu, de la salle des fêtes, était destiné à être une star. Avec son radiateur repeint PSG et ses drapeaux aux murs. Et surtout son tatouage du logo parisien sur le mollet. Délavé et par là ancré. On aurait pu mettre aussi Christophe, du Bienvenu, qui en 1982, fut de ceux qui envahirent le terrain le soir de la finale de la Coupe de France (il a encore chez lui, jure-t-il, des brins de la pelouse du Parc). Ou Lucas, l’ancien tenancier de Beers and Records, chez qui j’ai signé Mes Numéros 10 en 2021. Et son fiston Tino ! Comme Jérôme, je gardais le mien sous le coude, au cas où dans la dernière ligne droite on eût à déplorer une défection. Les uns et les autres, à regarder évoluer ces mouflets dans la ville, qui la mettent aux couleurs de PSG, on se sent daron. Goguenards et émus. Des hommes qui ont réussi, comme dans la chanson de Brel, à être vieux sans être adultes. Ces petits cons sont tellement plus intelligents et connaisseurs que nous. Ça aussi, on se l’avoue. Plus nombreux aussi. Ce qui prouve qu’on a réussi. On a fait des petits. Des petits supporters passionnés prêts à souffrir et à pleurer ?
Mon cul ! La différence entre eux et nous, justement, c’est ça : eux ils connaissent la victoire, ils naissent avec !, la réussite, le triomphe, la parade sur les Champs en Impériale. Une équipe jeune, soudée et qui leur ressemble. Pas une pléiade d’étoiles seulement reliées par nos admirations. Nous ne les envions pas. Nous nous regardons dans eux sans tout à fait nous reconnaître. Ils sont confiants. De nous ils ont conservé un peu de morgue, d’arrogance, d’habitude d’être détestés. Le culte du geste technique. Mais ils sourient. Comme Doué et Dembélé.
Le journal est sorti. Manu était bien heureux. Sa compagne aussi. On a enquillé sur le journal suivant, comme chaque quinzaine. La finale de la Coupe contre Reims. Que j’ai prise très au sérieux. La Coupe de France est à nous depuis 1982. La gagner est la moindre des choses mais la perdre une tragédie. Plus que sept jours. Six. Cinq. Quatre. Trois…
Entre lévitation, hypnose et concentration
Sauf que je me suis ajouté un ultime handicap : regarder le match le plus important de l’histoire du club et de ma vie tout seul. Évidemment que je rêve de tomber dans les bras de Jean Cécé et de Jérôme Reijasse si on gagne ! Checker Victor et Jules ! M’enliesser ! Mais si on perd… Je veux pas de témoin. Personne d’autre que moi ne saura comment j’étais, dans quel état j’étais durant la finale de la LDC 2025. Si on gagne et rompt avec cinquante-cinq ans d’histoire, ce qui va se produire en moi est trop intime et trop crucial.
Si on perd, j’irais me coucher.
31 mai 2025, à 20 h 43, sortant du G20, je constate que ce bon vieux parigot pro-OM d’Essimi est venu sur Facebook m’annoncer une énième déconfiture face à l’Inter. Maintenant je sais qu’on va gagner. Les Marseillais peuvent pas autant suinter pour rien… tais-toi, pense à autre chose, flanche pas dans la dernière ligne droite.
– Je mets ta pizza au four ?
– Non, chérie, merci.
– Il ne regarde pas le match avec toi ton beau-fils ?
– Avec ses copains.
Lui, il comprend très bien pourquoi je tiens à vivre ça tout seul. Tout comme je comprends très bien pourquoi lui doit le vivre avec ses potes. Les joueurs vont sortir du tunnel. Je mets le son. Je n’arrive même pas à me fixer sur la compo lorsqu’elle apparaît. Après, je plane. Entre lévitation, hypnose et concentration. D’habitude, être seul devant un match ne m’empêche pas de commenter. Seul, assis et silencieux face à la télé.
À la mi-temps, je coupe le son. Pas de commentaire. Qui dit analyse dit prospective. Ne pas sortir du match. Nuno est venu me le rappeler malgré lui. Je ma balade en attendant la reprise. Je gagne du temps de cerveau accessible au doute en multipliant gestes et déplacements inutiles. Jusque-là, ma technique a plutôt bien fonctionné. On mène. Chut, commence pas. Silence. On n’est pas encore grands. Un grognement par but. C’est tout ce qui m’a échappé.
J’ai rigolé nerveusement à celui de Mayulu. Me suis dit que Warren avait raté ce coche-là. Puis je suis resté bien quinze minutes amorphe, groggy devant ma télé. J’avais presque envie de dormir tant j’étais épuisé. Par ce match, par ces dernières heures, par ces années à attendre. Depuis 1977. J’avais envoyé un sms au Neymarien vers 20 h 50 : « Bon match, mon grand ». Quand je suis sorti de ma torpeur, j’ai vu qu’il m’avait répondu. « C’est le plus beau moment de toute ma vie. De loin. J’essaie de rentrer vite ».
À la télé, il y a avait Kimpembe qui pleurait à chaudes larmes. Alors moi aussi.
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