Le projet secret d’Edinson Cavani

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C’était à la quatre-vingt-quatrième minute de ce PSG-CHELSEA version 2014. EDINSON CAVANI aurait pu marquer le plus beau but de sa vie au PARC DES PRINCES. Paris aurait presque été qualifié pour les quarts-de-finale et EDI aurait été le héros de la soirée. Mais non. CAVANI avait un autre projet…


Cavani Virage PSG
© Luc Braquet

Mais qu’est-ce qui lui a pris ? Il aurait pu attendre quelques dixièmes de seconde supplémentaires, amortir le ballon de la poitrine puis le glisser calmement dans la cage adverse.

Imaginons un instant qu’il eut fait autre chose devant Thibaut Courtois : une feinte, un contrôle, n’importe quoi. Tout mais pas cela. Ensuite, il aurait écarté les bras devant la tribune, c’est sûr, replacé son bandeau dans les cheveux puis souri, souri comme un gosse, au moment de faire tourner ses index devant ses tempes. Et nous, on aurait hurlé avec lui.

Lavezzi aurait sauté du banc pour accourir au poteau de corner et se suspendre à son cou. Tous auraient pu le rejoindre et s’amonceler autour de ce joueur changé en chêne inflexible, ses jambes n’auraient pas tremblé et, sous les assaut de ses camarades extatiques, le Matador se serait maintenu bien droit, bien haut. Comme Paris.

D’un doublé, Edinson nous aurait débarrassé de l’angoisse et presque qualifiés pour les quarts de finales. Il y avait eu Javier l’an passé qui s’était tout à coup changé en Dahleb, il y aurait cette saison Edi à quelques mètres des buts adverses comme Bianchi il y a trente ans. Nous ne l’avions jamais vu joué, l’argentin myope, mais nous savions ce qu’il savait faire (toujours plus grand buteur de l’histoire du club avec 50% des buts marqués par Paris pendant ses deux saisons au club): il aurait frappé le ballon de volée ou n’importe comment.

Si près du but adverse il suffisait de toucher le ballon une fois pour marquer à coup sûr. Ou alors peut-être, aurait-il feinté, passé le ballon en retrait pour Zlatan.

Mais alors il aurait été un autre. Comme on aurait revu briller de nouveau les éclairs de lucidité dans la surface, on aurait revu Pauleta, l’homme qui jamais n’avait eu le corps d’un attaquant de pointe mais qui en possédait l’esprit et les manières insolentes. Cavani aurait pu être Bianchi, Dahleb, Pauleta et Pastore tout à la fois, s’il avait marqué ce but. On aurait été fiers. Vraiment très fiers.

CavaniÀ quel moment s’était-il décidé ? Était-ce quand Pastore, en bout de sa course, parvint à propulser le ballon vers le ciel comme Roberto Carlos l’avait un jour fait lors d’une finale de Coupe d’Europe pour Zidane, transformant une centre raté en la passe décisive d’un but éternel (la Volée de Glasgow en 2002) ?

En y regardant de près, il y eut la même urgence dans cette action, le même indescriptible chaos au moment où le ballon, sauvé d’une sortie de but, s’était élevé tout au-dessus de la surface de réparation. Il y eut la même tension quand, le voyant redescendre des nuées, nous vîmes Azipilicueta et Terry trompés par la trajectoire hyperbolique de cette passe imaginaire.

C’est au moment où il vit que le ballon tomberait exactement à l’angle de la petite surface c’est-à-dire à l’endroit précis où il se trouvait, qu’il décida de se tourner de trois-quart profil.

Cette position inattendue, comme à demi-concerné, annonçait l’image qu’il avait dans la tête et qu’il allait reproduire sous nos yeux. Il voulait la même chose que nous tous quand, dans nos rêves secrets, nous avions tous marqué ce même but en finale de coupe du monde. Il nous qualifierait pour les quarts-de-finale en une volée retournée. Sans doute en lucarne, sans doute très loin du gardien.

Cavani éleva son corps gigantesque dans les airs mais le ballon, se refusant à lui, tomba sur sa jambe d’appui. Sans qu’il n’effleura jamais le cuir du bon pied, Edinson s’effondra ventre à terre comme un gamin qui n’aurait jamais dû joué avec les grands. Il redressa la tête vers le public comme si d’un coup d’oeil furtif il avait voulu s’assurer que personne ne l’avait vu tenté ce geste interdit.

Nous étions des millions à avoir vu son visage contre la pelouse, à avoir souffert avec lui quand, entamant son geste, on sut tout de suite qu’il n’y arriverait pas. Le ballon était trop haut, ses appuis trop approximatifs, son corps trop lourd et ses jambes beaucoup trop lentes.

Cavani Virage PSG
© Luc Braquet

Quand plus tard on nous demanderait des explications sur ce nouveau manqué, nous ne voulions plus avoir à mentir sur Edi. Alors, tous ensemble, en silence, nous avions décidé de ne rien dire et de détourner pudiquement les yeux au moment où le ballon s’était approché de lui. Non, nous n’avions pas vu cette action grotesque. Dans nos mémoires une autre image plus glorieuse et moins traumatique avait pris sa place.

Car, en y réfléchissant bien, ce but imaginaire avait bien été marqué. Pour admirer cet exploit devenu invisible il fallait avoir lu l’argentin Osvaldo Soriano, attaquant raté mais écrivain réussi.

Quelques jours avant sa mort il révéla à ses anciens confrères le secret de son obsession « à cinquante ans, je continue à marquer des buts que je n’ai jamais marqués ». Il était devenu écrivain pour qu’enfin entrent ces frappes qui passaient toujours du mauvais côté du poteau adverse.

Comme s’il avait compris avant les autres qu’à Paris, ville des révolutionnaires et des poètes maudits, on préférait l’imagination à la réalité, Cavani connaissait la beauté cachée des buts qui nous échappaient. Ce soir-là contre Chelsea on découvrit l’impensable. Et si Edi, en fait, était un artiste ?

Jorge Valdano raconte comment Ezequiel Castillo, attaquant argentin de son Tenerife dans les années 90, avait vu son attaquant transformer une sécheresse devant le but en une magnifique opportunité artistique. Plutôt que de patienter que la maudite « réussite » revînt comme un printemps en plein hiver, il fit exactement l’inverse et pria pour que cette famine durât pour toujours « un jour, raconte Valdano dans Los 11 poderes del líder, il est arrivé dans le vestiaire avec la solution : il allait réaliser un clip intitulé « mes 100 plus beaux buts manqués ». Depuis ce jour, chaque échec avait pris un sens nouveau parce qu’il venait enrichir une nouvelle idée : « et voila, deux nouveaux échec pour la vidéo, parfait » ; « aujourd’hui j’ai raté l’un de mes meilleurs buts » ; ou alors quand il marquait « tout cela me retarde dans mon projet » ».

Voilà le génie artistique de Cavani. Si l’espérance n’a pas d’effet rétroactif et qu’elle ne corrigera jamais un échec enfoui dans le passé, l’imaginaire, lui, offrirait une collection inépuisable de ballons qui tomberaient toujours du bon côté de la ligne de but.

Cavani accomplit des exploits qui n’existent que dans les têtes. S’il s’était inventé de nouvelles contraintes qui semblaient superflues aux esprits rétrécis (un pointu plutôt qu’un plat du pied, une louche plutôt qu’un ballon en force, un crochet en trop, une reprise plutôt qu’un contrôle) c’était qu’il poursuivait en secret une collection de buts parfaits mise à la disposition des seuls rêveurs.

Cavani croit aux forces de l’esprit. C’est dire s’il est des nôtres.


Thibaud Leplat

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